Je suis d’une humeur pourrie. Je le sais. Les autres l’ont vite remarqué. Rien ne va, c’est toujours la faute des autres. J’en ai marre qu’à l’intérieur de Tao, je ne peux pas faire un seul mouvement sans croiser quelqu’un d’autre et ce qui est pire : pour les autres, c’est pareil. Je suis donc sans cesse dérangée par les autres qui se déplacent. Qui vivent quoi. M…de !
Nous sommes à Braga, et pour dormir, nous avons trouvé un endroit sûr et calme, à côté du cimetière. Ça se rime parfaitement avec mon humeur de ce matin. Serais-je en phase avec l’énergie du lieu? Mais non, pas du tout ! Au Portugal, le cimetière est un lieu vif et plein de monde. Le parking est énorme. Le cimetière aussi. Et bondé de fleurs et décorations. On voit qu’ils ont une culture de vivre avec les morts, de les accompagner longtemps après qu’ils n’aient quitté ce monde. Cette pensée me plait, celle d’un passage long et doux. De survivre dans les coeurs et dans le quotidien des autres pendant le temps qu’il te faut pour t’adapter au fait que tu es mort…
Nous nous baladons et sommes émerveillés par tout ce qui nous surprend : les énormes maisonnettes-tombes, les cercueils visibles, les fleurs fraîches, la vieille mamie tout en noir avec un foulard sur la tête… À un moment donné, je n'ai pas vu pourquoi, je vois Enzo donner un coup de pied à Cailin. Ça lui fait mal. Je demande à Cailin si ça fait mal, avec l’intention de la rejoindre. Elle ne veut pas, son coeur reste fermé. Ça me saoule. Quand j’ai une belle intention et elle ne veut pas accepter le beau cadeau que je veux lui faire ! Donc quand elle veut, un peu plus tard, je ferme mon coeur, même quand elle me dit pardon encore et encore. J’ai vraiment une sale humeur aujourd’hui. Mon cerveau voit ce qui se passe. Quand j’offre de l’empathie, je ne suis pas réellement là, je n’ai aucune patience. L’énergie est fausse. Ce n’est pas un mensonge, je veux vraiment bien faire ! Mais je n’ai pas les ressources, peut-être que ce matin, je ne PEUX pas. Mais je n’ai même pas le discernement pour ne pas intenter, quand je suis vouée à l’échec…
Je vois tout ça et je n’aime pas ce que je vois. Je n’aime pas voir que des pistes sans issue. Comme si j’étais sur un super carrefour plein de routes vers partout - mais en panne de carburant. Et ma seule option est donc de rester au milieu du carrefour où je suis à peu près sûre de me faire renverser par le traffic. Très inconfortable.
Je ferme donc mon coeur et fonce. Je marche sans faire attention aux autres, j’ai envie de m’extraire à ce qui me traverse. Petr m’appelle au téléphone. Il a perdu Enzo entre les tombes et n’arrive pas à le retrouver. Je sais, je l’ai vu s’éclipser et je sais que ce n’est pas un comportement respectueux que je souhaite voir dans un cimetière. Mais je n’avais plus l’énergie de m’en occuper. Petr me demande de l’attendre. Il va chercher Enzo. Il n’est pas content. Il se sent seul, il a besoin de soutien, lui aussi. Et moi, je n’ai rien à donner. Je me sens triste.
Arthur me voit et veut faire un portrait de moi. Il s’est donné la mission (avec notre accord) d’essayer de capter en image nos émotions les plus intenses. Je lui dis non, je n’arrive pas à trouver le recul nécessaire pour le supporter.
On se déplace vers un autre monument de l’église. Un énorme escalier bordé de chapelles, un chemin de la croix. Je veux rester dans Tao. J’essaie de le dire à Petr de la façon la plus douce possible. Je sais qu’il sera déçu et j’ai raison. Il adore les sorties et surtout qu’on les fasse tous ensemble. Mais moi, j’ai besoin de me retrouver, de me ressourcer, d’être seule. Je n’en peux plus de déverser ma mauvaise humeur sur les autres. C’est dur, car à chaque fois je me juge et je me déteste, ce qui n’améliore pas mon état d’âme. Il accepte, un peu déçu.
Après des interminables minutes de préparation, ils sont enfin partis ! Je respire profondément. Je me sens soulagée, libre. Ça fait du bien d’être seule pour un moment !
Je sors la machine à coudre et je me mets à réparer des vêtements troués. Puis, je fais une housse pour protéger la lamineuse. J’aime prendre soin de nos affaires, pour qu’elles durent. Plus je cous, mieux je me sens. J’adore coudre. J’adore créer. Entre temps, je mange pas mal de chocolats, mais cette mauvaise habitude de noyer ma détresse dans le sucre chocolaté ne suffit pas pour gâcher mon bien-être retrouvé. Quand toutes les petites tâches sont finies, j’ouvre ma cachette secrète et en sors un tas de vieilles chaussettes trouées de toutes les couleurs. Depuis un an, je les mets de côté pour en faire un calendrier d’advent. Le travail avance bien et je me réjouis, car je m’imagine combien ça sera joli. Je visualise dans ma tête les expressions des enfants quand il reconnaitront leurs chaussettes préférées transformées. Je pense à la nature et je suis fière de moi d’avoir trouvé une si jolie suite pour la vie de ces chaussettes. C’est presque fini quand j’entends toquer à la porte. Deux heures se sont écoulées, je n’ai pas vu passer le temps. Arthur est là. Il sait que je prépare une surprise, et il est très soutenant, il me propose d’attendre dehors le temps qu’il faut. Pourtant, il fait un froid horrible, il est gelé ! Je range vite et fait rentrer les loulous frigorifiés.
Et à partir de maintenant tout va bien ? Non, malheureusement non, mais ça n’a plus de sens de tout décrire en détail. Je pense que tu as compris. Pas tous les jours du voyage sont radieuses. J’en ai même beaucoup où je ne suis pas du tout fière de mon comportement. J’essaie de toutes mes forces de rester positive, de ressentir la gratitude que je porte dans mon coeur de pouvoir vivre mon rêve, d’avoir du recul sur les petites choses qui me gavent, car ce ne sont que des détails, en fin de compte. Mais parfois, je me sens me renfermer. Les autres me manquent, car ça me fait tant de bien de voir leurs yeux brillants quand ils découvrent notre cheminement. Où dans le cas de ceux qui me connaissant, du soutien, de la valorisation de ce que nous avons déjà réussi. Ils me font sentir mon courage, mon énergie. Ils m'aident à célébrer.
Parfois j’ai l’impression que je suis en train de lutter. Contre mon histoire. Contre mes peurs, qui ont la fâcheuse habitude de planifier des offensives, tous ensemble (comme hier, par exemple). Parfois je me dis même que je lutte, car je ne suis pas capable d’accueillir tout le bonheur qui m’arrive. Je n’ose pas. C’est trop différent, trop nouveau.
Mais je vais y arriver. Avant la fin de notre voyage, je saurai trouver le bonheur au fond de mon coeur, je réussirai à donner une juste place à mes peurs et à mon passé, pour ouvrir la voie à une vie véritablement libre et joyeuse. Tout dépend de moi. Et comme le dit Arthur : moi, je ne lâche jamais mon os.